24

 

Pour la première fois de sa vie, Hatchepsout sentit cette nuit-là le poids des années. En attendant Senmout dans la pénombre de sa chambre, elle approcha le miroir de son visage pour y chercher une ride naissante, l’ombre d’une marque du temps, tout en se représentant à elle-même la vanité d’espérer conserver à trente ans la beauté de ses quinze ans. Mais la femme qu’elle y vit possédait toujours les yeux lumineux et limpides de la jeunesse, et la peau encore lisse et parfaite. Elle admira son corps nu, ses longues jambes fuselées, son ventre musclé et ses seins hauts.

« Mes inquiétudes ne sont que le fruit de mon imagination, se dit-elle en reposant le miroir avant de s’allonger sur sa couche. Les contraintes du pouvoir m’absorbent trop ; j’ai l’impression que mon esprit est aussi engourdi que celui d’une vieille femme. »

Elle l’entendit s’arrêter devant la porte. Le garde le fit entrer, et c’est un regard nouveau qu’elle porta sur lui : grand, mince, musclé par l’exercice quotidien, le visage altier et rassurant, le regard vif, les lèvres sensuelles qui souriaient en la saluant, tel était l’homme qu’elle aimait depuis tant d’années.

Il comprit instantanément son état d’esprit et, sans un mot, s’approcha de la couche et caressa son front chaud pour en chasser les préoccupations de la journée.

Elle se redressa pour l’attirer à elle en cherchant avidement ses lèvres, mais cette nuit-là, les débordements de sa passion ne parvinrent pas à éloigner le souvenir de son pénible entretien avec Touthmôsis.

Lorsqu’au printemps Touthmôsis rentra de son expédition, elle le renvoya aussitôt inspecter les garnisons du désert, occasionnant ainsi le chagrin de Néféroura qui lui fit ses adieux en larmes. Néanmoins elle avait ordonné sans pitié au commandant de Touthmôsis d’effectuer une tournée d’inspection approfondie afin de l’occuper pendant six mois. Elle aurait aimé elle aussi s’éloigner quelque temps, partir, peu lui importait où. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise dans ce palais plein de serpents souriants et obséquieux. Elle se rendait beaucoup plus fréquemment au temple où Amon l’attendait pour lui faire partager les secrets de son âme immortelle, et elle allait se recueillir quotidiennement dans son propre temple, agenouillée devant son image, celle de son père et du dieu, comme pour y puiser de nouvelles forces. Un jour, en rentrant, elle comprit la raison pour laquelle Amon n’était toujours pas satisfait de ses multiples offrandes. Elle courut à la bibliothèque du palais où étaient conservés dans de grands coffres de bois rangés le long des murs tous les papyrus, anciens et récents.

— Le Pount ! s’écria-t-elle haletante, suivie de près par Nofret et ses servantes.

Le bibliothécaire interloqué quitta son siège et se prosterna à ses pieds.

— Majesté ?

— Le Pount ! Le Pount ! Trouvez-moi les cartes et les écrits d’Osiris-Mentou-hotep-Râ sur le Ta-Neter, la terre sainte des dieux. Apportez-les-moi dans la Salle des Audiences. Dépêchez-vous ! Doua-énéneh, allez me chercher Senmout et Néhési.

— Néhési est à l’entraînement des Braves du Roi, Majesté.

— Envoyez-le-moi dès qu’il aura fini.

Elle sortit en courant accompagnée de ses femmes qui avaient le plus grand mal à la suivre. Elle ordonna qu’on débarrasse le bureau de la Salle des Audiences, et envoya Amon-hotep chercher Inéni à Karnak où il supervisait la construction de portiques à colonnades.

Couvert de poussière, Inéni arriva dans la Salle des Audiences en même temps que le bibliothécaire. Senmout fit son entrée quelques instants plus tard et tous prirent place autour de la table. La réunion ressemblait fort à un conseil de guerre.

— Bien, dit Hatchepsout en posant ses mains à plat sur la table. Qu’avez-vous trouvé, bibliothécaire ?

— Fort peu de documents, Majesté, avoua-t-il. Votre illustre ancêtre ne nous a laissé qu’un récit de son voyage ainsi que la liste des merveilles qu’il en rapporta à l’intention du dieu.

— Une carte ?

— En quelque sorte. En ce temps-là, vos ancêtres n’avaient pas besoin de cartes car l’Égypte et le Ta-Neter faisaient fréquemment du commerce ensemble.

— C’est ce que disent les légendes, précisa Inéni. Depuis des générations, on raconte aux enfants les merveilleuses histoires du pays de Pount.

— Mais nos bateaux ne croisaient-ils pas au large des côtes du Ta-Neter avant l’invasion des Hyksôs ? demanda Senmout. De nombreux monuments relatent ces voyages.

— C’est exact, approuva Hatchepsout. Bibliothécaire, quelle était la plus précieuse marchandise du Pount ?

— La myrrhe, évidemment, répondit-il en souriant.

— La myrrhe, parfum sacré entre tous. J’ai une autre idée, Senmout. Imaginez un instant avec moi les jardins de mon temple transformés en une mer de balsamiers. Leur senteur ravira les narines de mon père Amon, et peut-être alors seulement sera-t-il content.

— Si je comprends bien, dit posément Senmout en se penchant vers elle, vous avez l’intention d’envoyer une expédition à la recherche de cette terre sainte ?

— Absolument, et vous m’avez fort bien comprise. Les Hyksôs ont disparu, et il est largement temps de rouvrir l’ancienne route entre l’Égypte et le Ta-Neter.

Tout le monde se regarda, interloqué.

— Je ne sais pas, dit tout doucement Inéni, mais j’ai entendu dire que le Ta-Neter est très, très loin. Il se pourrait que nos bateaux ne reviennent jamais.

— Ils partiront et reviendront, dit Hatchepsout avec conviction. Mon père a parlé. Il aura de la myrrhe et dans les siècles à venir, les hommes se souviendront de celle qui a redonné le Ta-Nater à l’Égypte.

Néhési entra sur ces mots, encore tout imprégné de sueur au sortir du champ de manœuvres. Il tendit au garde son arc et sa lance, s’inclina et prit place à la droite d’Hatchepsout.

— Je vous fais mes humbles excuses pour mon retard, dit-il. Votre Majesté a-t-elle besoin du Sceau ?

Elle lui exposa brièvement son projet et prit la carte décolorée des mains du bibliothécaire qu’elle congédia, puis la déroula sur la table.

— Ma mère m’a parlé de ce pays légendaire, dit Néhési. Mais je sais aussi qu’aucun homme n’en est revenu. Elle disait que c’était le pays d’origine des dieux.

— C’est bien de là que viennent les dieux, approuva Hatchepsout. Mais Mentou-hotep a réussi à y aller, et nous y parviendrons à notre tour.

Ils semblaient tous subjugués par la carte qu’ils ne pouvaient quitter des yeux. Puis Inéni rompit le silence.

— Cela prendra des mois, dit-il, jugeant par-devers lui cette expédition parfaitement irréalisable et en jetant un coup d’œil à Senmout qui jouait avec le bord de la carte d’un air songeur. Néhési par contre semblait fort intéressé.

— Senmout, dit Hatchepsout au bout d’un moment, je vous relève de toutes vos fonctions au palais. C’est vous qui allez organiser et commander l’expédition en mon nom. Néhési vous accompagnera. Désormais, Tahouti aura la charge du Sceau royal. Prenez la carte pour l’étudier, puis vous me soumettrez vos projets pour ce voyage. Vous pourrez disposer d’autant de bateaux qu’il le faudra, et s’il est nécessaire d’en faire construire de nouveaux, mes arsenaux vous sont ouverts. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Ils secouèrent la tête, en proie à la plus grande indécision, abasourdis par le brutal changement survenu dans leurs vies. Elle les congédia tous d’un ton impératif, à l’exception de Senmout.

Il était encore assis à la table, le visage empreint d’une prudente réserve.

— Eh bien ? dit-elle. Il me semble que vous ne m’approuvez pas. Qu’en pensez-vous ?

— J’estime cette entreprise digne d’être tentée, votre gloire n’en sera que plus grande ; mais je ne veux pas partir. Qui veillera sur le palais en mon absence ? Et qui donc commandera votre garde en l’absence de Néhési ? Majesté, je vous en supplie, désignez quelqu’un d’autre. Ce ne sont tout de même pas les marins expérimentés qui manquent à Thèbes !

— Vous ne voulez pas m’abandonner sans défense, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle en souriant faiblement. Ce que vous dites est vrai ; vous êtes avec Néhési mes deux soutiens les plus sûrs. Mais vous n’êtes pas les seuls et cette expédition est pour moi d’une extrême importance. Or, je ne peux m’assurer de son succès qu’en envoyant les meilleurs hommes de l’Égypte.

— Et ne craignez-vous pas que dès que nous aurons le dos tourné Touthmôsis et ses partisans fassent pression sur vous ?

— Nous verrons bien. Je peux faire en sorte que Touthmôsis soit toujours assigné en une région lointaine. Il y a bien longtemps que vos occupations au palais ne vous ont laissé quelque loisir.

— L’oisiveté ne m’intéresse guère, répliqua-t-il sèchement. Permettez-moi de vous dire, Majesté, que c’est folie de vous séparer de vos compagnons les plus loyaux au moment où votre avenir est en jeu.

— C’est donc ainsi que vous voyez les choses ?

— Et je ne suis pas le seul. L’assurance de Touthmôsis augmente chaque jour. Laissez-moi rester, Hatchepsout ! Vous avez besoin de moi !

— C’est un piètre pharaon, celui qui doit toujours s’abriter derrière ses ministres ! répondit-elle calmement. Et si le moment dont vous parlez est arrivé, autant mourir. Mais partez sans crainte, Senmout, je serai encore là à votre retour.

Ravalant sa colère, Senmout se leva.

— Je suis à vos ordres, dit-il sèchement. Je partirai donc. Je vais voir avec Néhési si nous pouvons envisager notre départ sous peu.

— Parfait. Je suis satisfaite.

Senmout sortit suivi de son secrétaire et Hatchepsout, en attendant sa suite, pensa à ce que serait sa vie sans lui. Elle savait qu’il avait raison de ne pas vouloir partir au moment où son pouvoir était aussi fragile. Elle fut tentée, l’espace d’un instant, de changer d’avis et de le rappeler, mais elle ne le fit pas. Elle voulait s’assurer qu’elle était capable de régner sur l’Égypte sans Senmout. S’il restait, il risquait de s’ensuivre de longues années de lutte incessante pour la couronne. Touthmôsis ferait tout son possible pour s’en emparer, quitte à ce qu’éventuellement elle se brise en deux. Alors, comme autrefois, le royaume serait à nouveau divisé.

Nofret entra et s’inclina en attendant les ordres d’Hatchepsout qui se leva en poussant un soupir. Il allait partir et avec lui, toute joie et tout repos. Mais elle se devait de faire face seule à cette dernière épreuve. Serait-elle encore là à son retour ?…